
Le Nerve Growth Factor (NGF) : une nouvelle cible moléculaire pour le traitement des douleurs articulaires
L’ostéoarthrite (OA) est une pathologie chronique au cours de laquelle plusieurs phases se succèdent. Dans un premier temps, des facteurs déclencheurs, mécaniques (forte pression sur les cartilages) ou inflammatoires et immunitaires (dégradation enzymatique) initient des dommages cartilagineux. Les produits de dégradation du cartilage et les médiateurs de l’inflammation libérés par les chondrocytes induisent une synovite à l’origine de nouveaux médiateurs pro-inflammatoires, notamment le Nerve Growth Factor (NGF)1, qui sensibilisent localement les terminaisons nerveuses.
En se liant à son récepteur (TrkA), le NGF migre ensuite vers le noyau cellulaire de ces terminaisons afférentes, dans le ganglion spinal, pour y activer plusieurs gènes dont les produits rendent les nerfs périphériques plus réactifs aux stimuli nociceptifs2 et à entretenir une inflammation neurogène3. Au niveau médullaire, ces mécanismes accélèrent la transmission des signaux nociceptifs vers le cerveau. Le NGF contribue ensuite au remodelage cellulaire, notamment à la néovascularisation et à la germination neuronale au niveau articulaire ainsi que dans le ganglion spinal et la corne médullaire postérieure. L’articulation subit ainsi un processus de sensibilisation et de remodelage délétère aboutissant à la dégradation du cartilage et de l’os sous-chondral ainsi qu’à l’ostéophytose (EPAR* Librela, 2021). Une inflammation aiguë peut occasionnellement venir se greffer sur le processus chronique.
Le NGF joue un rôle majeur dans l’activation et la sensibilisation centrale et périphérique des fibres afférentes et des voies de conduction des signaux nociceptifs vers le cerveau. Il contribue au déclenchement et au maintien de l’inflammation articulaire ainsi qu’au remodelage des fibres nerveuses et des structures articulaires.
Les douleurs articulaires associées à l’OA : quelques repères physiopathologiques
Au cours de cette évolution, plusieurs mécanismes physiopathologiques se combinent pour générer les douleurs articulaires chroniques (Vetcompendium, 2013 ; O’Neill et Felson, 2018 ; La dépêche vétérinaire, 2021).
Le cartilage, structure non innervée ni vascularisée, ne génère pas de douleur. La stimulation de récepteurs nociceptifs4 localisés dans la membrane synoviale, le périoste, l’os sous-chondral et les structures périarticulaires, par des stimuli nociceptifs, mécaniques et inflammatoires, engendre des douleurs périphériques nociceptives5. Un stimulus mécanique, lié par exemple à des exercices intenses ou à une surcharge pondérale, peut être une source de douleur nociceptive. L’inflammation, en abaissant le seuil d’activation des nocicepteurs, induit un phénomène d’hyperalgésie primaire6. Ces mécanismes, impliqués dans la phase initiale de la maladie, évoluent et avec eux la perception de la douleur. Les douleurs initiales, survenant lors de la mise en charge de l’articulation, font notamment place à des douleurs au repos, des douleurs référées7 et de l’hyperalgésie à distance8, révélatrices de douleurs neuropathiques9.
Cette évolution est liée à l’évolution de l’innervation à laquelle le NGF contribue au niveau articulaire. Au niveau central, un dysfonctionnement du traitement de la nociception au niveau de la corne médullaire postérieure et au niveau cérébral avec une altération des voies inhibitrices descendantes de la douleur est une source de douleurs nociplastiques10 se traduisant par de l’hyperalgésie, des allodynies11 et des troubles émotionnels.
Le NGF contribue, directement et indirectement, à l’induction et au maintien des douleurs nociceptives ainsi qu’au développement d’hyperalgésies primaire et secondaire et d’allodynies.
La mise au point de grilles d’évaluation de la douleur, adaptées aux différentes espèces animales, contribue à mieux analyser les types de douleurs, en relation avec les mécanismes physiopathologiques décrits ci-dessus et leur évolution au cours de la maladie (La dépêche vétérinaire, 2021).
Une nouvelle classe pharmacologique avec un mécanisme d’action original
Le grapiprant et les AINS interfèrent avec la cascade inflammatoire dépendante des cyclo-oxygénases (COX-2), responsables de la synthèse de prostaglandines et de thromboxanes pro-inflammatoires. Les AINS inhibent leur synthèse. Le grapiprant exerce une action en aval, plus ciblée, en bloquant les récepteurs EP4 activés par les prostaglandines E2 (PGE2) (voir Le grapiprant : un AINS comme les autres ?).
En raison du rôle joué par les neurotrophines dans la progression de l’OA, le NGF a été choisi comme nouvelle cible thérapeutique potentielle visée par des anticorps monoclonaux12 pour soulager la douleur associée à l'arthrose. A ce titre, le Librela® est un médicament biologique.
Efficacité du bedinvetmab : résultats cliniques
Plusieurs études d’efficacité ont été fournies en appui de la demande d’AMM* (EPAR Librela, 2021). Seules les études pivots sont résumées dans le présent article.
Dans une seule étude en double aveugle, randomisée, multicentrique et contrôlée avec un placebo, l’efficacité du bedinvetmab pour le soulagement de la douleur associée à l'arthrose chez le chien a été évaluée (Corral et al., 2021). 287 chiens souffrant d'arthrose à des degrés divers ont été sélectionnés (146 ont reçu un placebo et 141 une injection/mois de bedinvetmab (0.5 -1.0 mg/kg)13. Après 3 mois, 89 chiens ayant répondu positivement au bedinvetmab sur base des évaluations du propriétaire et du vétérinaire ont reçu jusqu'à six doses supplémentaires de bedinvetmab.
Le principal paramètre d'évaluation de l'efficacité du traitement était basé sur un score clinique (CBPI-Canine Brief Pain Inventory)14 réalisé par les propriétaires et conçu pour quantifier la sévérité de la douleur chronique (score PSS : Perceived Stress Scale score) et son impact sur les activités de routine (score PIS : Pain Intensity Score). La qualité de vie était aussi évaluée.
Le succès du traitement à un moment donné (28 j) est défini comme une réduction ≥1 du PSS et ≥2 du PIS par rapport à la valeur initiale (échelle 1-10). L'évaluation vétérinaire a été incluse comme paramètre secondaire pour l'évaluation de l'efficacité15.
Le pourcentage de succès du traitement était significativement plus élevé dans le groupe bedinvetmab que dans le groupe placebo du jour 7 à tous les points temporels évalués (p ≤ 0,0025)16. Au jour 28, 43,5 % des chiens ont répondu au traitement avec bedinvetmab par rapport au placebo (16,9 %) (p ≤ 0,0017). Le succès du traitement s'est poursuivi jusqu'au jour 56 (50,8 %) et 84 (48,2%) dans le groupe bedinvetmab et était < 25% dans le groupe placebo à tous les moments. L'efficacité soutenue a été démontrée dans la phase de continuation mais aucune donnée quantitative ne peut être retenue en absence de placebo pendant cette période.
Les principaux résultats peuvent être consultés dans l’article original accessible en ligne, en particulier les figures 2 à 5. Les auteurs ont conclu que le bedinvetmab a démontré un effet significatif sur les trois composantes de la CBPI, une conclusion confirmée par le CVMP*. L’effet placebo marqué a été démontré dans cette étude. Dans un essai de terrain réalisé aux États-Unis, résumé dans l’EPAR* (2021), cet effet placebo était encore plus prononcé (36,6 %).
Compte tenu de ces éléments, le Librela® peut être considéré comme exerçant des effets antalgiques modérés vis-à-vis des douleurs ostéo-articulaires, faibles à modérées, chez le chien atteint d’OA. Une amélioration prolongée de la qualité de vie et sur la mobilité semble se maintenir pendant la durée de la période d’observation.
Risques
Se basant sur le RCP* et des données collectées par Krautmann et al. (2021), la tolérance est très bonne. Les effets indésirables suivants ont été signalés :
- des réactions modérées au site d'injection (par exemple gonflement et chaleur) peuvent être observées de manière peu fréquente (1 à 10 cas sur 1.000).
- des réactions de type hypersensibilité sont très rarement rapportées (<1 cas sur 10.000).
Conclusions du CBIP
En se basant sur la seule étude, publiée par Corral et al. (2021) et financée par Zoetis, ainsi que sur l’analyse des données formulée dans l’EPAR, les conclusions suivantes peuvent être tirées.
Bénéfices
En accord avec le CVMP*, l'avantage du Librela®, administré à la dose de 0,5 à 1,0 mg/kg seulement une fois par mois, est son efficacité partielle dans le soulagement de la douleur modérée associée à l'arthrose chez les chiens. Ce traitement a entraîné des améliorations cliniquement pertinentes des scores d'évaluation par le propriétaire à propos de la sévérité de la douleur, de l'interférence de la douleur et de la qualité de vie chez les chiens souffrant d'arthrose légère à modérée. Les résultats ont été confirmés par une évaluation vétérinaire.
Il faut néanmoins noter que le nombre d’animaux répondeurs est modéré (amélioration du score de douleur de 43,5% des chiens traités versus 16,9% dans le groupe placebo) et que l’effet reste partiel si on juge les écarts entre les scores mesurés avant et pendant le traitement. Un effet significatif peut déjà être observé au 7ème jour de thérapie et se maintient pendant la durée du traitement.
Les résultats des essais cliniques ne permettent pas d’évaluer la réponse des animaux en fonction du degré de sévérité et de handicap avant le début du traitement. L’examen vétérinaire n’a pas été conçu pour identifier le mécanisme physiopathologique (central versus périphérique) ni le type et la nature des douleurs (hypersensibilité, allodynie, troubles comportementaux…). Ces informations pourraient permettre de mieux sélectionner les animaux répondeurs potentiels avant la mise en place du traitement ou d’orienter plus rapidement la thérapie vers des médicaments plus ciblés en cas de douleur nociplastique.
En cas d’effet insuffisant ou de nécessité d’induire un effet anti-inflammatoire aigu, la combinaison avec un AINS n’est pas explicitement interdite mais les données d’efficacité et de tolérance ont été jugées insuffisantes actuellement que pour formuler un avis.
Risques
Sur base de la comparaison de la nature des effets indésirables mentionnés dans les notices et en absence d’études comparative directe, il apparaît que la tolérance semble bonne en comparaison celle des AINS. Une réduction des effets chez certains animaux ne peut être exclue en raison d’une immunisation contre les anticorps monoclonaux.
Risques/bénéfices
Le bedinvetmab apparaît comme une alternative crédible aux AINS et au grapiprant pour traiter les douleurs ostéoarticulaires faibles à modérées en première ligne ou en cas d’intolérance à ces molécules. Le choix devra également prendre en compte l’analyse coût/bénéfice.
En absence de preuves comparatives directes permettant d’évaluer le rapport bénéfices/risques de ces diverses molécules, il est impossible de réaliser une comparaison quantitative des résultats d’efficacité. Sur le plan de la tolérance, le Librela® apparaît comme un médicament bien toléré. Les études d’efficacité et de tolérance ayant été financées par Zoetis et impliquant des investigateurs employés par la firme au moment de de leur réalisation, il serait souhaitable de disposer de suivis cliniques totalement indépendants, idéalement intégrant les principaux comparateurs, et à long terme pour se forger une opinion définitive.
Notes
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Le facteur de croissance nerveuse ou Nerve Growth Factor (NGF) est un polypeptide de la famille des neurotrophines. Il est impliqué dans la croissance, la prolifération et la survie de neurones et de diverses autres cellules. Chez les animaux adultes, le NGF semble jouer un rôle important dans la sensibilisation des nocicepteurs après une lésion tissulaire.
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stimuli nociceptifs : capables de produire des lésions tissulaires.
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inflammation résultant de la libération locale, par des neurones afférents, de médiateurs inflammatoires comme la substance P (SP), le peptide relié au gène calcitonine (CGRP), la neurokinine A (NKA) et l’endothéline-3 (ET-3)...
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récepteurs sensibles à un stimulus nociceptif ou qui pourraient le devenir s’il se prolongeait.
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douleurs déclenchées par l’activation de nocicepteurs et causées par l’inflammation ou des lésions responsables d’un excès d’influx douloureux véhiculé via des voies nerveuses intactes. La douleur est localisée au niveau de la stimulation et de topographie non neurologique.
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réponse exagérée à une stimulation nociceptive en zone inflammatoire.
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douleur référée : douleur ressentie à distance de son foyer de lésion.
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hyperalgésie secondaire ou à distance : hyperalgésie siégeant en dehors de la zone inflammatoire.
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douleurs neuropathiques : douleurs initiées ou causées par une lésion ou un dysfonctionnement du système somato-sensoriel central ou périphérique.
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douleurs nociplastiques : douleurs résultant d’une altération du traitement du message douloureux par le système nerveux central et se traduisant cliniquement par des troubles de la sensibilité (hyperalgésie, allodynie…) et des troubles émotionnels (anxiété, dépression, agressivité…).
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allodynie : douleur provoquée par un stimulus qui normalement ne produit pas de douleur.
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Les anticorps monoclonaux sont fabriqués spécifiquement à des fins thérapeutiques. Ils sont produits par des clones cellulaires (bactéries, levures ou cellules eucaryotes) sélectionnés et cultivés en vue de produire un anticorps particulier.
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Caractéristiques des animaux sélectionnés (EPAR, 2021) :
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Animaux : 287 chiens de clients, dont 57,5 % de race pure et 42,5 % de race mixte, 46,3 % de mâles et 53,7 % de femelles. Le labrador retriever était la race prédominante (32,7 %), suivi du golden retriever (10,9 %), du berger allemand (10,9 %) et du colley (4,2 %). L'âge moyen était de 8,9 ans. Le poids corporel moyen était de 26,7 kg. Les chiens présentaient une arthrose de la hanche (48,1 %), du coude (26,7 %), du grasset (17,6 %), du carpe (5,3 %), de l'épaule (1,3 %) ou du tarse (0,9 %). Les chiens ont été répartis au hasard dans le groupe Librela® (n = 141) ou dans le groupe placebo (n = 146).
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Eligibilité : chiens de propriétaire (>12 mois) en bon état général avec des signes cliniques d'arthrose dans au moins une articulation des membres pelviens ou thoraciques confirmés par des examens orthopédiques et par des preuves radiographiques. Un score de sévérité de la douleur (PSS) et un score d'interférence de la douleur (PIS) ≥2 sur le CBPI complété par le propriétaire. Une évaluation de « modérément atteint », « gravement atteint » ou « presque incapable » pour au moins une des évaluations vétérinaires catégorielles lors des examens orthopédiques par le vétérinaire examinateur dans au moins une articulation postérieure (hanche, grasset, tarse) ou thoracique (épaule, coude, carpe) au jour 0.
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Bien que les scores de départ étaient très étendus (PIS : 2,33 – 9,50 ; PSS (2,00 – 9,00), les moyennes et les écarts types (PIS : 5,14 ± 0,15 ; PSS : 4,66 ± 0,13) indiquaient que les animaux souffraient majoritairement de douleur modérée.
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Le questionnaire aboutissant au score CBPI contient 11 questions au total : 4 questions relatives à la sévérité de la douleur évidente chez un chien (les réponses à ces questions peuvent être utilisées pour calculer une valeur moyenne qui fournit le score de sévérité de la douleur - PSS) et 6 questions relatives à la façon dont la douleur interfère avec les activités typiques du chien (les réponses à ces questions peuvent être utilisées pour calculer une valeur moyenne qui fournit le score d'interférence de la douleur - PIS).
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La « boiterie/mise en charge », la « douleur à la palpation/manipulation d'articulation(s) » et les « conditions musculosquelettiques générales » ont été évaluées comme « cliniquement normales», « légères », « modérées », « sévères » ou « presque incapacitantes » pour décrire au mieux l'état d'arthrose du chien au moment de chaque visite d'étude.
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Protocole expérimental détaillé
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Le critère principal d'efficacité était le succès du traitement à J28 sur la base de l'évaluation par le propriétaire de la douleur mesurée sur le CBPI. Les éléments suivants ont été calculés pour le CBPI :
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Score de sévérité de la douleur (PSS) du CBPI : moyenne des questions 1 à 4
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Score d'interférence de la douleur (PIS) du CBPI : moyenne des questions 5 à 10
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Le succès du traitement a été défini comme une réduction ≥1 du PSS et ≥2 du PIS, selon les recommandations officielles validées, principalement au jour 28 et secondairement aux jours 7, 14, 42, 56 et 84. Les chiens qui ont nécessité un traitement de secours ou ont été retirés pour manque d'efficacité avant la visite du jour 28 ont été considérés comme des échecs de traitement au jour 28.
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Évaluations catégorielles vétérinaires (VCA) : le vétérinaire a classé la « boiterie/mise en charge », la « douleur à la palpation/manipulation d'articulation(s) » et l’ « état musculo-squelettique général » comme « cliniquement normal », « léger », « modéré », « sévère » ou « presque invalidant », des scores décrivant au mieux l'état de l’arthrose au moment de chaque visite d'étude.
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*Abréviations utilisées
*AMM : Autorisation de mise sur le marché
*EMA : European Medicines Agency
*EPAR : European public assessment report
*CVMP : Committee for Veterinary Medicinal Products
*RCP : résumé des caractéristiques du produit
Bibliographie
- Corral M.J., Moyaert H., Fernandez T., Escalada M., Terna J., Walters R.R., Stegemann M.R. A prospective, randomized, blinded, placebo-controlled multisite clinical study of bedinvetmab, a canine monoclonal antibody targeting nerve growth factor, in dogs with OA. Veterinary Anaesthesia and Analgesia. 48, 943-955, 2021.
- La Dépêche technique. Douleurs chroniques. Exemples des douleurs arthrosiques. Actualités et révolutions. 189, Novembre 2021.
- EPAR* CVMP* assessment report, EMA*/518235/2020. 5 janvier 2021
- Folia veterinaria. Le grapiprant : un AINS comme un autre ? 27 janvier 2023
- Krautmann, M., Walters, R., Cole, P., Tena, J., Bergeron, L. M., Messamore, J., ... & Chouinard, L. (2021). Laboratory safety evaluation of bedinvetmab, a canine anti-nerve growth factor monoclonal antibody, in dogs. The Veterinary Journal, 276, 105733.
- O’Neill T.W., Felson D.T. Mechanisms of osteoarthritis pain. Current Osteoporosis Reports. 16, 611-616, 2018
- Vetcompendium. L’analgésie en médecine vétérinaire. Folia veterinaria. 15-10-2013.